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Le parachèvement du Triomphe de l’Orthodoxie
Au 14ème siècle, qui fut une période désastreuse pour l’Empire byzantin[1], il y eut une grande controverse théologique à Constantinople entre un moine catholique-romain de rite byzantin, originaire d’Italie du Sud (pays qui était de culture et de langue grecques[2]) et les moines du Mont Athos[3] à propos de la lumière du Mont Thabor (celle de la Transfiguration[4]). Le moine calabrais Barlaam, en effet, affirmait que cette lumière était créée, car, disait-il, les apôtres n’auraient pas pu la voir si elle avait été incréée, c’est à dire divine, ce qui est un raisonnement scolastique[5], intellectuel, fondé exclusivement sur la raison humaine.
Les moines de l’Athos, dont certains avaient l’expérience de cette lumière déifiante, ont réagi vigoureusement en citant les Pères, et notamment St Grégoire de Nysse (dont c’est la fête aujourd’hui[6], dans le calendrier liturgique occidental), et en s’appuyant sur la très longue expérience des saints hésychastes[7]. L’homme qui prit la défense de la foi orthodoxe fut St Grégoire Palamas, qui était à l’époque moine à l’Athos. Il écrivit, entre autres, son célèbre ouvrage « Les Triades pour la défense des saints hésychastes », dans lequel il précise la théologie trinitaire, et en particulier ce qui concerne la nature divine (commune aux trois personnes divines). Sa grande originalité fut de formuler d’une façon plus précise ce qu’est la nature divine, en faisant une distinction entre l’essence divine, totalement inaccessible et inconnaissable, et les énergies divines incréées, dans et par lesquelles Dieu crée, Se fait connaître et Se donne. On pourrait comparer cela à un vase opaque, rempli d’eau, mais dont l’eau déborderait : on ne voit que ce qui déborde, mais cela est de même nature que ce qu’on ne peut pas voir. Si les yeux de l’homme ne pouvaient pas voir cette lumière incréée, supra-céleste, divine et déifiante, il ne pourrait jamais entrer en communion avec Dieu : Dieu resterait toujours extérieur à l’homme. Si tel était le cas, la vie et l’existence ne serviraient à rien : la vie humaine n’aurait plus aucun sens, car le but unique de la vie humaine est l’union à Dieu, la theosis.
Contrairement à Barlaam, qui avait élaboré intellectuellement un système théologique fondé sur la raison, St Grégoire Palamas et les hésychastes se sont efforcés d’expliciter le dogme de la nature divine
en s’appuyant sur la Bible et sur leur propre expérience spirituelle. Outre de grands personnages bibliques (Moïse et Elie, St Paul…) de nombreux saints avaient eu l’expérience de la déification par la lumière incréée : ce n’était pas un dogme nouveau, mais ils ont réussi, par le Saint-Esprit, à l’exprimer théologiquement. Le plus célèbre sera St Séraphin de Sarov, au 19ème siècle, transfiguré de son vivant devant un témoin -lui-même transfiguré par la lumière émanant de St Séraphin- qui a raconté ce qu’il a vécu (Motovilov)[8]
Ce dogme constitue le point ultime de tout l’effort théologique de l’Homme pour exprimer la Révélation : il est au cœur de l’Orthodoxie. Il nous différencie fortement de tous nos frères chrétiens qui ne sont pas orthodoxes (dans la théologie catholique-romaine[9], la lumière du Thabor est une lumière créée, ce qui signifie in fine que l’homme ne peut pas être déifié ; d’ailleurs, ils n’utilisent jamais ce terme en théologie. Quant à nos frères protestants, ils ne semblent pas s’y intéresser, ayant une conception relativiste des dogmes).
St Grégoire a été fortement soutenu par l’empereur Jean VI Cantacuzène, qui a fait réunir deux conciles en 1341 et un troisième en 1351 à Constantinople[10] pour confirmer solennellement sa pensée théologique : le tomos synodal du concile de 1351 constitue une approbation officielle de la doctrine de Grégoire Palamas par toute l’Eglise orthodoxe. St Grégoire devint ensuite archevêque de Thessalonique. Après sa naissance au Ciel (en 1359), le Patriarche Philothée (qui était un ancien moine de l’Athos) le fit canoniser, en 1368 (fête : le 14 novembre), et fixa la commémoration de sa doctrine au 2ème dimanche de Carême comme un second triomphe de l’Orthodoxie, ou plutôt comme un achèvement du triomphe de la foi orthodoxe sur les hérésies.
Quel rapport y-a-t-il avec le Carême ? Aucun, aux plans historique et liturgique. Mais il en a un au plan spirituel : tous ceux qui ont eu le bonheur ineffable de faire l’expérience de la déification sur cette terre,
de leur vivant, ont pu y parvenir par une ascèse permanente : au lieu de se nourrir physiquement des nourritures terrestres, ils se nourrissaient presqu’exclusivement de l’énergie divine qu’il y a dans le « Nom de Jésus ». Beau programme spirituel pour le Carême !
Père Noël TANAZACQ
(9 mars 2012 ; corr. et augm. le 14-3-2014, les 28-2 et 4-3 2018, et le 23-3-19)
[1] Cette période fut désastreuse pour l’Empire byzantin, parce que sa capitale, Constantinople, avait été prise et pillée par les Croisés en 1204 et qu’il avait dû subir ensuite une occupation de 60 ans par les armées occidentales catholiques-romaines (avec un patriarche latin installé à Constantinople) ; c’était aussi un désastre économique
parce que les Vénitiens et les Gênois -maîtres de la Méditerranée occidentale- avaient ruiné l’économie byzantine. Et, comble du malheur, l’Empire était de plus en plus grignoté par les Turcs musulmans, qui avaient déjà conquis la moitié de l’Asie mineure : il n’y avait plus qu’un reliquat d’Empire. Mais c’est souvent dans ces situations historiques désastreuses que Dieu manifeste Sa puissance : en l’occurrence, ce sera au plan théologique.
[2] Mais conquises à la pointe de l’épée par les armées des papes de Rome (l’expédition militaire du pape de Rome Léon IX pour « conquérir » le Bénévent sera à l’origine du schisme de 1054) avec l’appui des empereurs germaniques.
[3] Le mont Athos deviendra, durant cette période terrible, le refuge et le conservatoire de l’Orthodoxie.
[4] Mt 17/1-9, Mc 9/2-10 et Lc 9/28-36
[5] La scolastique est un mouvement intellectuel catholique-romain, philosophique et religieux, apparu à la fin du 11e s. avec Anselme de Cantorbery et qui trouvera son âge d’or au 13e s. avec Thomas d’Aquin, dont les fondements étaient que l’Homme, par sa seule intelligence, pouvait comprendre Dieu (on pourrait même oser dire : penser Dieu) : elle a entraîné une coupure tragique entre la tête (l’intelligence) et le cœur (l’aptitude à aimer), entre la theoria (la pensée dogmatique) et la praxis (l’expérience spirituelle), et deviendra la norme dans l’Eglise occidentale postérieure au schisme, s’éloignant radicalement de l’esprit patristique, qui est celui de l’Eglise orthodoxe depuis 2000 ans, et qui est fondé sur l’Ecriture sainte et l’expérience spirituelle. L’Eglise romaine a voulu penser Dieu, l’Eglise orthodoxe veut faire l’expérience de Dieu. In fine, cela engendrera l’athéisme philosophique, puisqu’on considérera que, si Dieu peut être pensé par l’Homme, Il n’est donc plus qu’une pensée humaine et n’existe pas. En parallèle, l’art iconographique deviendra un art « religieux », esthétique et sentimental. La scolastique est la théologie « new style », fruit du schisme de 1054 et du Filioque, oubliant la personne divine de l’Esprit-Saint. J’ose dire qu’elle est une des plus mauvaises démarches intellectuelles et religieuses de l’humanité.
[6] Ce texte avait été écrit le 9 mars 2012, fête de St Grégoire de Nysse, qui était un frère cadet de St Basile le Grand. En Orient, il est fêté le 10 janvier.
[7] Le terme grec êsuchia signifie quiétude. En fait, il s’agit de la paix intérieure, liée à la confiance absolue en Dieu, à laquelle les ascètes parvenaient grâce, notamment, à la prière ininterrompue -appelée prière du cœur ou prière de Jésus- qui les conduisaient à l’acquisition du Saint-Esprit [c’est en fait le règne de Dieu, par le Saint-Esprit, dans le cœur de l’homme, l’accomplissement de la 2ème demande du Notre Père]. Nombreux furent ces ascètes qui parvinrent à la déification, de leur vivant. Mais il faut rappeler que plusieurs saints orthodoxes occidentaux du 1er millénaire, eurent l’expérience de la déification, sans connaître formellement la prière du cœur, mais en « priant sans cesse » d’une autre façon (comme par exemple St Martin, Ste Radegonde, St Germain de Paris, probablement St Patrick, St Benoît de Nurcie et bien d’autres). Le Christ nous a indiqué le but, mais pas imposé la méthode : il ne faut jamais confondre le but, qui est absolu, et les moyens, qui sont relatifs.
[8] Cf. l’entretien entre St Séraphin de Sarov et Motovilov, que l’on trouve dans de nombreux ouvrages.
[9] D’ailleurs, l’Eglise romaine récompensera Barlaam pour avoir défendu ses positions théologiques contre « les Grecs » : le pape d’Avignon Clément VI le fera évêque de Gerace (en Calabre) en 1342, un an après les deux premiers conciles palamites.
[10] C’est grâce à la prise du pouvoir par Jean VI Cantacuzène (à la mort d’Andronic III, Jean V était mineur et la régente Anne de Savoie était manipulée par les grands) que ces conciles purent être réunis. Ces 3 conciles sont appelés par les historiens de l’Eglise : « conciles palamites ».