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Le terme Epiphanie vient du grec epihaneia et signifie apparition soudaine, manifestation [céleste, surnaturelle]1 : il était utilisé dans la religion gréco-romaine païenne pour désigner toute manifestation des dieux ou des esprits ; il sera repris par les Chrétiens pour désigner les manifestations divines, et en particulier celles Jésus comme Messie -Christ-. Théophanie vient du grec chrétien theophaneia et signifie apparition ou manifestation de Dieu, et notamment celle qui est la plus explicite, à savoir la manifestation de la Trinité lors du baptême du Christ. Ces deux termes ont été utilisés dans l’Antiquité chrétienne, puis dans la tradition, mais exclusivement pour la révélation de la divinité de Jésus-Christ dans la période cachée de Sa vie terrestre, c’est-à-dire de Sa naissance jusqu’à Son baptême par Jean. Ils ne seront pas utilisés pour les manifestations ultérieures (comme la Transfiguration, ou Son Entrée à Jérusalem [comme Messie], ou même la Pentecôte, qui est une théophanie).
De plus, l’Orient et l’Occident chrétiens ont eu -et ont toujours- des acceptions différentes de ces termes : l’Orient continuera à utiliser indifféremment les deux termes, tandis que l’Occident réservera le terme Epiphanie à la fête de l’adoration des Mages (manifestation du Christ aux gentils, préfigurant la conversion des païens) du 6 janvier. Le terme « théophanie » était inconnu en Occident jusqu’au début du 20ème siècle, où l’on ne parlait que du « Baptême du Christ » ; ce sont les Orthodoxes de rite occidental qui l’introduiront, à partir de1944, et qui le réserveront à la manifestation de la Trinité lors du Baptême du Christ, tout en conservant la fête de l’adoration des mages du 6 janvier sous le nom traditionnel d’Epiphanie (la Théophanie étant alors fêté le dimanche suivant l’Epiphanie).
Dans cette note, je n’utilise le terme « Théophanie » que pour désigner la manifestation de la Divine Trinité lors du baptême du Christ. Avant de parler de son contenu théologique et de ses rites spécifiques, il faut dire un mot de la date du 6 janvier et des significations différentes que lui donnent l’Orient et l’Occident.
La date du 6 janvier
J’ai longuement expliqué l’histoire complexe de la fête de Noël du 25 décembre dans ma note sur Noël : je ne ferai donc ici qu’un rappel. Cette fête de l’Incarnation du Verbe du 25 décembre [selon le calendrier julien, réformé par Jules César2], apparue après la « paix de l’Eglise » (313 en Occident), fut introduite en Occident, probablement à Rome, au début du 4ème siècle (juste après la fin des persécutions), puis fut transmise progressivement aux autres patriarcats, parce qu’elle était la nouvelle date du solstice d’hiver (pour les aspects théologiques et symboliques, se reporter à la note sur Noël). En effet, en Orient, le solstice d’hiver tombait le 6 janvier, conformément à l’ancien calendrier égyptien et l’on fêtait, ce jour-là, notamment en Alexandrie, toutes les manifestations du Christ, Ses « épiphanies » : Noël, l’adoration des Mages, le Baptême du christ et les Noces de Cana. Puis, progressivement, le calendrier julien entra dans les usages de l’Orient et Noël fut reportée (ou plutôt avancée) à la nouvelle date du solstice, qui était le 25 décembre, ce qui est accompli partout dans la seconde moitié du 4ème s. Il y eut alors une évolution différente de la fête du 6 janvier, en Occident et en Orient.
En Occident, on reporta au 6 janvier la fête de l’adoration du Christ par les trois Mages, qui constitua un prolongement de la fête de Noël3, et la fête du Baptême du Christ fut reportée à l’octave, c’est à dire au 13 janvier, passant petit à petit presqu’inaperçue, et surtout minimisant son aspect fondamental, à savoir la révélation de la Divine Trinité.
Tandis que l’Orient privilégia au 6 janvier la fête du Baptême du Christ et de la manifestation de la Divine Trinité, appelée tantôt « Epiphanie », tantôt « Théophanie », et la célébra avec éclat. Mais le terme de Théophanie est beaucoup plus exact, parce qu’il signifie « manifestation de Dieu », c’est-à-dire de la Divine Trinité. C’est une fête qui est, en Orient, presqu’aussi importante que Noël.
Nous pourrions dire que l’Occident a un trésor théologico-liturgique, qui est la fête de Noël, avec son prolongement de l’Epiphanie (adoration des Mages), c’est à dire l’Incarnation de Verbe, tandis que l’Orient a un autre trésor, qui est la Théophanie, révélation de la Divine Trinité. Vous remarquerez qu’il s’agit des fondements de la religion chrétienne : La Divine Trinité et les deux natures du Christ. Ces deux richesses théologiques sont complémentaires, car la Divine Trinité ne pouvait être révélée que par l’Incarnation du Verbe (et la venue de l’Esprit-Saint). Ces spécificités sont conformes aux charismes respectifs de l’Orient et de l’Occident, qui sont deux reflets de Dieu dans l’Homme, l’Orient étant intemporel, synthétique, contemplatif, et donc centré sur la Divine Trinité, et l’Occident étant historique, analytique, actif, et donc centré sur l’Incarnation du Verbe. Dieu est merveilleux : Il nous rappelle sans cesse que nous sommes tous frères, parce fils du même Père céleste, et que nous avons besoin les uns des autres. Cette vérité divine est la clé de l’unité de l’Eglise et de sa conciliarité.
Lorsqu’il fut nécessaire de restaurer une année liturgique orthodoxe de rite occidental complète, à partir de 1944, parce qu’il y avait des Orthodoxes occidentaux, les restaurateurs4 -qui étaient porteurs de la grande tradition liturgique orientale- se sont rendus compte qu’il fallait restaurer l’importance de la fête du Baptême du Christ, en raison de son caractère théologique exceptionnel, c’est-à-dire en affirmant son caractère trinitaire (d’où l’emprunt du nom de « Théophanie », inconnu en Occident) et l’ont placée au dimanche qui suivait l’Epiphanie [occidentale], pour que tout le peuple de Dieu pût la vivre : ils ont aussi emprunté plusieurs des beaux textes de St Sophrone, dont l’anaphore de bénédiction des eaux (voir ci-dessous les aspects liturgiques)
Le contenu théologique de la Théophanie
Il est d’une exceptionnelle importance pour toute l’humanité, et pour toujours, avec deux aspects essentiels :
– C’est le moment où Jésus de Nazareth est révélé publiquement comme Messie –Christ-. C’était indispensable et capital, sinon, qui aurait pu croire en Lui ? Il fallait bien qu’il y ait un témoignage incontestable et universel. La Colombe symbolisant l’Esprit-Saint qui descend sur Lui signifie qu’Il est l’Oint du Père (sens des termes « messie » en hébreu et « christ » en grec). Il ne faut pas oublier aussi que les six premiers Apôtres viendront de l’entourage de St Jean Baptiste5 et qu’ils furent peut-être témoins de la Théophanie.
– Et qui pouvait témoigner en faveur du Fils de Dieu, sinon Dieu Son Père et Dieu-Esprit ? C’est en effet la première fois depuis la chute d’Adam et Eve que Dieu Se révèle tel qu’Il est. L’aspect proprement historique du Baptême du Christ par St Jean Baptiste n’est pas le plus important : il témoigne simplement de l’humilité du Christ, qui n’avait évidemment pas besoin d’un baptême de repentance, puisqu’il était -et est toujours- le seul homme parfait, immaculé, accompli, Nouvel Adam rachetant le premier Adam. Mais, d’une part, Il nous montre l’exemple, parce qu’Il fait toujours ce qu’Il nous enseigne, et, d’autre part, Son dialogue avec Jean est un enseignement théologique très important. Jean refuse de Le baptiser, parce qu’il sait, par le Saint-Esprit, que Jésus est le Messie -qu’il annonce depuis longtemps- et il Lui dit que ce devrait être l’inverse (que Jésus le baptise, lui). Le Seigneur lui répond : « Laisse faire maintenant, car c’est ainsi qu’il Nous convient d’accomplir toute justice », ce qui est un monument théologique : « Laisse faire maintenant » : il n’en sera pas toujours ainsi, car tu seras
baptisé bientôt, mais du baptême du sang, le martyre ; « car c’est ainsi qu’il Nous convient » : Nous, la
Divine Trinité, le Père, l’Esprit et Moi, c’est la décision que nous avons prise dans le Grand Conseil divin ; « d’accomplir toute justice » : la justice, ce sont les pensées justes du Père, Lui, la Source unique, et qui constituent le fondement de tout ce qui est. Mais une question demeure difficile, au plan théologique : qui parle ? Je propose une réponse en annexe.
Et, en plus de cet enseignement sublime, l’acte lui-même du baptême physique du Christ dans l’eau est une préfigure de Sa mort de de Sa résurrection : être plongé dans l’eau est un symbole de la mort, et s’en relever un symbole de la résurrection. En fait, Il nous révèle déjà le sens du baptême chrétien à venir. L’autre aspect théologique est que, en acceptant d’être plongé dans les eaux, symbole de la matière primordiale, cosmique, de la Genèse, le Christ purifie le cosmos et le délivre de l’emprise des démons, ce qui signifie la destruction de la magie. Après avoir purifié le cosmos, Il va sauver l’Homme.
L’aspect liturgique
L’office de la théophanie a été entièrement composé par Saint Sophrone de Jérusalem6 (7ème siècle), qui est un des plus grands hymnographes de l’Eglise d’Orient, et l’un des plus grands liturges de l’Eglise indivise, comparable en Orient à St Basile, St Jean Chrysostome, St Jean Damascène (qui lui est postérieur), et en Occident à St Ambroise de Milan, St Germain de Paris, St Grégoire le Grand et St Isidore de Séville… Les stichères, le canon et surtout la grande bénédiction des eaux sont des monuments liturgiques et théologiques.
La liturgie de cette fête comporte au moins deux particularités :
– on chante, à la place du Trisagion, le tropaire du baptême (« Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu les Christ… »), qui est tiré de St Paul (Gal 3/27). On le chante à Pâques, parce c’était le jour où l’on célébrait les baptêmes7, mais, ici, il a toute sa place, théologique.
– et, à la fin (théoriquement à la fin des Vigiles, mais presque tout le monde le fait à la fin de la liturgie), on se rend en procession au baptistère, à l’entrée de l’Eglise, où, après une litanie propre, le prêtre bénit solennellement les eaux en chantant l’anaphore de St Sophrone, qui est admirable, puis en y immergeant la croix par 3 fois au chant du tropaire de la Théophanie, symbole du baptême du Christ. Puis il asperge les fidèles et toute l’église d’eau sainte. Les fidèles en boivent puis en emportent chez eux, pour toute l’année. Elle est utile dans tous les moments difficiles (maladies, angoisses, désespoir, tentations, attaques diaboliques, malheurs…)
Père Noël TANAZACQ
Annexe : quelle est la voix qui vient du Ciel ?
Il y a, dans cet évènement, un élément théologique difficile : la « voix ». Qui parle ? L’Evangile dit simplement : « Une voix des Cieux dit… ». Le contenu du message ne laisse aucun doute sur Celui qui exprime cette pensée : il ne peut s’agir que du Père céleste, le Père du Fils monogène. Mais le Père céleste ne Se révèle jamais Lui-même dans la Bible, en raison de Son humilité et du respect qu’Il a des deux autres personnes divines, Son Fils et Son Esprit, et ne parle jamais. C’est Son Fils, le « Verbe », qui parle pour Lui, exprime et révèle Ses pensées (Il le dit expressément, notamment dans Son dernier discours). Or, en cette circonstance, le Fils ne pouvait pas parler, parce qu’il s’agissait de Lui-même et qu’Il ne pouvait pas témoigner pour Lui-Même, ce qui eut été contraire à Son enseignement. Quant à l’Esprit-Saint, Il était déjà présent « sous la forme d’une colombe » pour oindre Jésus et, ainsi, Le désigner comme Messie, ce qui est conforme à son caractère hypostatique de « Doigt de Dieu », comme Le nomme le Christ en Lc 11/20. De plus, ce n’est pas Son caractère hypostatique de parler « physiquement ». Alors qui parle ? Je pense qu’il s’agit d’un séraphin (et probablement de St Gabriel, parce que c’est lui qui avait annoncé la bonne nouvelle de l’incarnation du Verbe à Marie), car la Bible nous montre, dans le livre de Tobie, qu’un séraphin (en l’occurrence Raphaël) peut prendre une apparence humaine et parler, comme les hommes. Une citation de St Ephrem le Syrien va dans ce sens, puisqu’il dit à propos de Gabriel, en commentant l’annonce faite à Zacharie : « …l’ange, bouche de Dieu8…». Mais ceci n’est qu’une opinion théologique, un théologoumène.
1- Au mot à mot : « manifestation sur » parce qu’il s’agissait en général d’une manifestation ou d’une apparition sur un arbre, une source, ou tout autre élément cosmique, qui était alors déclaré sacré et devenait l’objet d’un culte.
2- Cette réforme importante du calendrier eut lieu en 46 av. J-C : elle institua, pour la 1ère fois, une année de 365 jours et plaça le solstice d’hiver au 25 décembre, alors qu’auparavant, il était, dans l’ancien calendrier égyptien, datant de 2000 av. J-C, le 6 janvier.
3- il était en effet légitime de la distinguer de Noël, puisqu’elle a eu lieu au moins un an après la Nativité.
4- Autour du P. Eugraph kovalevsky (1905-1970), devenu évêque Jean de Saint-Denis, après son sacre par St Jean de San Francisco en 1964.
5- André et Pierre, Jacques et Jean, Philippe et Barthélémy [Nathanaël].
6- St Sophrone, originaire de Damas, fut patriarche de Jérusalem de 634 à 639 et fut un grand défenseur de l’Orthodoxie contre les Monothélites. Il mourut un an après la prise de Jérusalem par les Arabes musulmans(638). Il est fêté le 11 mars, en Orient comme en Occident..
7- Il est aussi chanté à Noël, parce qu’on y reportait les baptêmes que l’on n’avait pas pu célébrer à Pâques.
8- Commentaire du Diatessaron, Sources chrétiennes n°121, p. 51.
(1-1-2019)