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Hier soir, Mercredi Saint, nous avons été oints des huiles saintes pour pouvoir suivre le Christ pas à pas durant Sa Passion. Puis nous avons fait symboliquement l’expérience de la mort dans l’office occidental des Ténèbres.
Aujourd’hui nous entrons dans le grand mystère du salut. Le Jeudi Saint a un double caractère, festif et tragique [1]Ce double caractère est particulièrement bien mis en évidence dans le rite occidental du Jeudi Saint : il commence par la liturgie festive de la Sainte Cène, se poursuit par le transfert des Saints Dons restants sur un autel provisoire appelé « reposoir » (au fond de l’église), se termine par le dépouillement de l’autel, à caractère tragique, et s’achève par l’office des « Ténèbres », symbolisant la victoire apparente de Satan. Ce reposoir qui accueille le ...continue. Il commence par la Pâque éternelle, l’Eucharistie, qui est l’anticipation du Royaume de Dieu et qui nous fait entrer dans l’intimité divine en communiant à Dieu lui-même, en Christ. Mais il s’achève par l’abjection : la trahison de Juda, l’arrestation du Christ par les prêtres de Son peuple -le clergé juif- la fuite des Apôtres, la mise en accusation du Seigneur par ceux qu’Il a créés et Sa condamnation à mort1. Le peuple juif représente l’humanité : le drame de cette nuit est l’image même de la nature humaine déchue.
Le 1er grand office est la liturgie de la Sainte Cène. Elle est LA liturgie par excellence, le prototype de toute liturgie. C’est une liturgie vespérale, c’est-à-dire qui se célèbre le soir [2]Cène vient du latin cena, qui signifie repas du soir, dîner et qui débute par des Vêpres (avec l’offrande de l’encens et l’allumage solennel des lampes, qui nous viennent de la liturgie du Temple de Jérusalem). Elle doit être célébrée le soir, parce que c’est la réalité évangélique : lorsque Juda eût quitté le Cénacle pour aller vendre son maître, l’Evangile précise : c’était la nuit (Jn 13/30). Le Seigneur a instauré l’eucharistie le soir, parce qu’il s’agissait du Séder pascal [3]Il y a une similitude quasi parfaite entre les deux Pâques et, dans les deux cas, Dieu a prescrit le mémorial de Son oeuvre avant son accomplissement. Seule différence capitale : lors de la Pâque juive historique, ce fut le sacrifice d’un véritable agneau qui sauva Israël, tandis que lors de la Pâque chrétienne, c’est le sacrifice de l’Agneau de Dieu -Jésus-Christ- qui sauve toute l’humanité., le grand banquet de la Pâque juive, qui avait lieu en vigile du 14 nisan (jour même de Pâques) et aussi parce que c’est l’annonce prophétique du Banquet céleste qui aura lieu « au soir du monde », à la fin des temps, à la fin de l’éon de la chute, et qui signifiera notre entrée dans l’éon éternel, celui du Royaume de Dieu. Hélas, dans la plupart des paroisses cette liturgie est célébrée à midi, ou même le matin, pour des raisons pratiques (longueur des offices) et de formalisme ecclésiastique (les règles du jeûne eucharistique, qui, en l’occurrence, sont d’autant plus inadaptées que les Apôtres ont communié au Corps et au Sang du Christ pendant un banquet[4]Pendant un siècle au moins les premiers chrétiens ont communié à la fin d’un banquet, parce qu’ils voulaient être fidèles à la Cène historique. Cela devrait faire réfléchir certains ecclésiastiques et les amener à être moins rigoristes en matière de jeûne eucharistique., après avoir bien mangé et bien bu [4 coupes de vin pendant le Séder pascal !] ). Mais cet usage va à l’encontre du contenu biblique et dénature le mystère.
La Sainte Cène est célébrée au cours d’une liturgie selon St Basile, qui est plus ancienne que celle selon St Jean Chrysostome. Conformément à la tradition occidentale, nous supprimerons le Baiser de paix, à cause du baiser de Juda, et le Lavabo, à cause du lavement des mains de Pilate. Et en mémoire de l’institution de l’Eucharistie, je m’efforcerai de vous faire communier tous à la coupe (si cela est possible sans risque), car les Apôtres ont tous bu au même calice, celui du Christ (alors qu’ils ont reçu chacun un morceau de pain consacré dans la main).
Le deuxième grand office est celui des Vigiles du Vendredi Saint, sous la forme de matines très particulières, appelées Office des Saintes Souffrances. Il s’agit d’un office de matines [orthros] dans lequel on a inséré tous les passages des Evangiles concernant la Passion et la Mort du Seigneur, répartis en 12 péricopes ou lectures (d’où le nom d’ « Office des 12 Evangiles »), et qui sont lus sur un ton particulier (le ton de Semaine Sainte). Entre ces Evangiles et les différentes parties de l’ordinaire des matines, on a intercalé de nombreuses petites litanies ainsi que des antiphones[5]Il s’agit de chants antiphonés, dans lesquels la mélodie alterne entre les voix hautes (femmes) et les voix basses (hommes) : les deux chœurs se répondent. L’origine du chant antiphoné se situe à Antioche, au milieu du 4e s. et a été introduit à Milan par St Ambroise à la fin du 4e s. Certaines antiphones sont communes à l’Orient et à L’Occident, comme par exemple les Impropères.. Ces antiphones et les nombreuses stichères[6]Les stichères sont des compositions ecclésiastiques à caractère poétique et de contenu théologique, qui sont intercalés entre des versets de psaumes (= stiches ou stiques). C’est une des grandes caractéristiques du rite byzantin, qui provient certainement de Jérusalem. de l’office ont un contenu théologique remarquable et sont très belles au plan liturgique. Cet office, qui est normalement très long, est difficile pour les choristes : nous avons pris le parti de ne pas le chanter en totalité (nous ne chantons pas toutes les antiphones), mais de le faire bien, en essayant de comprendre ce qu’on dit et chante (Même réduit, il dure quand même environ 2h30).
Pour comprendre cet office, il faut en connaître l’origine, que je tiens d’un confrère russe. Il s’agissait, à l’origine, d’un office propre à l’Eglise de Jérusalem, qui était un pèlerinage : l’évêque de Jérusalem, le clergé et le peuple se rendaient successivement dans tous les lieux où le Christ avait souffert : là on lisait l’Evangile correspondant. Et entre les « stations », les diacres disaient des litanies et on chantait des antiphones, en marchant. Cela durait toute la journée7. Le
« placage » de ce long pèlerinage sur l’orthros [matines] byzantin est un peu artificiel et produit un office très long et répétitif (on entend 4 fois le récit des mêmes évènements[7]Les « Latins » qui avaient conquis la Terre Sainte lors des Croisades empruntèrent cet usage et le transformèrent en « chemin de croix ». Mais ce dernier s’achève par la descente de croix, alors que le véritable aboutissement est la Résurrection. D’où un aspect doloriste dans les églises en Occident.). Mais c’est le propre des rites orientaux que d’être « intemporels » et répétitifs, alors que les rites occidentaux ont un caractère « historique » et sont concis. En Occident on revit l’évènement (on utilise un Evangile concordant, c’est à dire unique, composé à partir des 4 Evangiles), tandis qu’en Orient on médite sur les évènements et on les mémorise[8]Ainsi on entend 4 fois que le Christ est mort sur la Croix : on n’est pas dans le « mémorial historique » cher à l’Occident.. Ce sont deux regards différents sur la même réalité, divino-humaine, qui ont chacun leur valeur et se complètent.
Ce Jeudi Saint demande un grand effort physique et beaucoup d’attention. Mais c’est cela l’ascèse de la Semaine Sainte. Souvenons-nous des paroles de reproche du Christ à Ses Apôtres à Gethsémani, cette nuit même : Vous n’avez même pas pu veiller une heure avec Moi (Mt 26/40). Essayons de veiller un peu avec Lui, en cette terrible nuit d’agonie ! Confions-Lui nos propres angoisses et toutes les angoisses de tous les êtres humains, qu’Il a portées cette nuit-là, dans Son cœur aimant.
Père Noël TANAZACQ
Recteur
(4-2011 ; corr.et ajouts en 2012, 2013,2014 et 2015)
References
1. | ↑ | Ce double caractère est particulièrement bien mis en évidence dans le rite occidental du Jeudi Saint : il commence par la liturgie festive de la Sainte Cène, se poursuit par le transfert des Saints Dons restants sur un autel provisoire appelé « reposoir » (au fond de l’église), se termine par le dépouillement de l’autel, à caractère tragique, et s’achève par l’office des « Ténèbres », symbolisant la victoire apparente de Satan. Ce reposoir qui accueille le calice contenant les restes des Saints Dons est extrêmement fleuri : il symbolise l’agonie du Christ à Gethsémani (il s’agissait d’un beau jardin où le Christ fut seul à souffrir intérieurement, en attendant d’être arrêté, pendant que Ses Apôtres dormaient). |
2. | ↑ | Cène vient du latin cena, qui signifie repas du soir, dîner |
3. | ↑ | Il y a une similitude quasi parfaite entre les deux Pâques et, dans les deux cas, Dieu a prescrit le mémorial de Son oeuvre avant son accomplissement. Seule différence capitale : lors de la Pâque juive historique, ce fut le sacrifice d’un véritable agneau qui sauva Israël, tandis que lors de la Pâque chrétienne, c’est le sacrifice de l’Agneau de Dieu -Jésus-Christ- qui sauve toute l’humanité. |
4. | ↑ | Pendant un siècle au moins les premiers chrétiens ont communié à la fin d’un banquet, parce qu’ils voulaient être fidèles à la Cène historique. Cela devrait faire réfléchir certains ecclésiastiques et les amener à être moins rigoristes en matière de jeûne eucharistique. |
5. | ↑ | Il s’agit de chants antiphonés, dans lesquels la mélodie alterne entre les voix hautes (femmes) et les voix basses (hommes) : les deux chœurs se répondent. L’origine du chant antiphoné se situe à Antioche, au milieu du 4e s. et a été introduit à Milan par St Ambroise à la fin du 4e s. Certaines antiphones sont communes à l’Orient et à L’Occident, comme par exemple les Impropères. |
6. | ↑ | Les stichères sont des compositions ecclésiastiques à caractère poétique et de contenu théologique, qui sont intercalés entre des versets de psaumes (= stiches ou stiques). C’est une des grandes caractéristiques du rite byzantin, qui provient certainement de Jérusalem. |
7. | ↑ | Les « Latins » qui avaient conquis la Terre Sainte lors des Croisades empruntèrent cet usage et le transformèrent en « chemin de croix ». Mais ce dernier s’achève par la descente de croix, alors que le véritable aboutissement est la Résurrection. D’où un aspect doloriste dans les églises en Occident. |
8. | ↑ | Ainsi on entend 4 fois que le Christ est mort sur la Croix : on n’est pas dans le « mémorial historique » cher à l’Occident. |