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Pré-Carême et Triode
en Orient et en Occident
1– L’année liturgique chrétienne
Avant d’aborder ce sujet, il faut rappeler sommairement comment s’est constituée l’année liturgique chrétienne. Au début de l’Eglise, après la Pentecôte historique, on a célébré la « Fraction du pain » essentiellement le dimanche, parce que c’était « le jour du Seigneur » -celui de la Pâque- et à la suite d’un office qui était calqué sur l’office synagogal du Sabbat. On y ajoutera bientôt la lecture de l’Evangile, puis un peu plus tard celle des épîtres de St Paul. C’est à l’origine de la liturgie chrétienne, avec ses deux parties, la liturgie de la parole, ou des catéchumènes, provenant de la liturgie juive, et la liturgie eucharistique, ou des fidèles, venant du Christ, quel qu’en soit le rite. Mais, lors de la commémoration de la Pâque chrétienne historique, on célébra un office spécifique, beaucoup plus long, au cours duquel on faisait mémoire de toutes les souffrances du Seigneur (un « mémorial » historique et spirituel, une actualisation), liturgie nocturne qui deviendra ultérieurement le modèle des liturgies de toutes les grandes fêtes chrétiennes.
Pâques implique nécessairement le « triduum sacrum », les trois jours sacrés qui la précédent, ce qui conduira à l’élaboration des offices du Jeudi Saint et du Vendredi Saint, avec de grandes et longues vigiles (veillées) dont le modèle et la source sont à Jérusalem. Elle implique aussi tout ce qui va se passer « après » Pâques : les 40 jours du Christ ressuscité avec Ses Apôtres, expressément mentionnés dans les Actes, qui vont constituer ce que nous appelons le « temps pascal », puis l’Ascension[1], les 10 jours de l’Ascension, et enfin la Pentecôte.
Tout ce cycle liturgique, centré sur Pâques, est à peu près constitué vers le milieu du 4ème siècle, et deviendra l’armature de l’année liturgique, dans tous les rites. Puis, sous une influence monastique certaine, on introduira un temps préparatoire à la fête de Pâque -période de jeûne et de repentir- en allongeant progressivement les deux jours de jeûne originels (Vendredi et Samedi Saints) jusqu’à parvenir aux 40 jours de Carême[2], qui seront l’imitation des 40 jours du Christ au désert, tenté par Satan. Et, enfin, apparaîtra presque naturellement un temps « après Pentecôte ». C’est cet ensemble liturgique qu’on appelle le « cycle pascal ». En Orient, il est non seulement central, mais encore unique : les autres fêtes, mêmes « majeures », seront considérées comme des évènements liturgiques ponctuels (fêtes dites « fixes »). Tandis que l’Occident, conformément à son génie propre et à son destin, élaborera tout un cycle de Noël (qu’on devrait appeler plutôt cycle des théophanies), copié sur le cycle pascal. Mais, que ce soit en Occident ou en Orient, toutes les grandes fêtes (Noël, Théophanie, Pentecôte) seront copiées liturgiquement sur celle de Pâques.
2– Le Pré-carême
a- Les origines
Le problème du cycle pascal est que la date de Pâques, qui régit tout ce cycle, n’est pas en calendrier solaire, comme l’est notre calendrier civil actuel (calendrier grégorien), mais en calendrier lunaire, puisque la Pâque chrétienne -Pâque nouvelle et éternelle- est liée à la Pâque juive[3], qui est en calendrier lunaire. Or ce calendrier lunaire est le plus inexact et le plus changeant de tous les calendriers ! Il s’ensuit que la date de Pâques change tous les ans, avec parfois de grandes variations.
Comme on ne peut pas prévoir un cycle pascal fixe et stable, permanent, on a créé cette période artificielle de préparation au Carême[4], le « pré-carême », qui est en fait une redondance, puisque le Carême a été institué précisément pour être la période de LA préparation à Pâques. On a donc une préparation à la préparation : l’esprit clérical ne recule devant rien ! Il aurait suffi, en effet, d’allonger le temps après la Pentecôte en Orient et le temps après la Théophanie en Occident, avec une variable d’ajustement… C’est déjà le cas, mais incomplètement. Mais, comme on le dit, « à toute chose malheur est bon » : le fait d’avoir expressément voulu créer ce temps liturgique (et aussi de l’avoir fait tardivement[5]) a obligé l’Eglise -les hommes d’Eglise- à réfléchir, ce qui a produit de grandes richesses liturgiques. Les Evangiles sont particulièrement bien choisi, en Occident comme en Orient (beaucoup mieux que ceux du Carême en Orient !) et les textes liturgiques sont remarquables (textes variables gallo-romains et romains, inclus dans la liturgie eucharistique, en Occident, canon du Triode en Orient).
b– Le Pré-carême en Occident et en Orient
– Le Pré-carême occidental : les Gésimes
En Occident, le Pré-carême est appelé le temps des « Gésimes » (ou « de la Septuagésime »), terme qui provient du nom des nombres ordinaux en latin. Comme le 1er dimanche de Carême était désigné sous le nom de Quadragesima (« quarantaine » [avant Pâques], qui donnera en français le terme de « carême »), les dimanches précédents furent appelés Septuagésime (Septuagesima : soixantedizaine avant Pâques), Sexagésime (soixantaine), Quinquagésime (cinquantaine). Ce temps liturgique ne se mettra en place que progressivement[6], aux 6ème-7ème siècles, en lien avec le Carême lui-même, dont les « 40 jours » ne seront fixés -au plan universel- que vers la fin du 4ème siècle.
Il comporte 3 dimanches et dure 3 semaines et 2 jours (soit 23 jours), parce qu’il se termine le mercredi des Cendres, qui suit la Quinquagésime, et qui est le 1er jour du Carême. La préparation ascétique est surtout d’ordre liturgique (textes et lectures, usage du violet comme couleur liturgique).
Dans le rite des Gaules restauré, à la fin de la liturgie de la Septuagésime, le prêtre se dévêt solennellement de ses vêtements verts [couleur du temps après la Théophanie], puis revêt l’étole violette, pendant que le choeur chante des tropaires du Canon de St André de Crête[7], empruntés au rite byzantin, de même que le chant du Ps 136 [He 137] (« Sur les bords des fleuves de Babylone… ») sur une mélodie spécifique, aux Vêpres (cf. ci-dessous).
– Le Pré-carême oriental : le Triode
En Orient, l’évolution sera semblable, mais sur une durée plus longue[8] (par exemple, l’Evangile du Pharisien et du Publicain, qui inaugure ce temps et qui est particulièrement bien choisi, ne sera adopté à Constantinople qu’à la fin du 10ème siècle). Le Pré-carême dure 3 semaines, mais compte quatre
dimanches[9] : le Pharisien et le Publicain, le Fils prodigue, le Jugement dernier[ou Carnaval], le Pardon [ou tyrophagie[10]]. Ces noms sont liés aux Evangiles du jour, qui ont un rapport direct avec le temps liturgique, à savoir les différentes ascèses du Carême, ce qui n’est pas toujours le cas dans le rite byzantin[11]. Dans les usages ascétiques de l’Orient, on se prépare graduellement au jeûne du Carême : à partir du lundi de la 3ème semaine (après le dimanche du Jugement dernier), on s’abstient de viande, mais on peut consommer encore des laitages (lait, beurre, fromage, œufs…) jusqu’au dimanche suivant (dernier jour du Pré-carême, dimanche du Pardon). Et le lundi qui suit, 1er jour du Carême, on s’abstient même des laitages, l’alimentation devenant exclusivement végétale.
Son nom étrange de « Triode » est lié au rituel monastique byzantin. Il faut faire au préalable un petit rappel liturgique et historique. Tous les rites orientaux, dont le rite byzantin est le modèle, ont la
même caractéristique : la liturgie eucharistique est pratiquement invariable, tandis que le contenu théologique des fêtes se trouve dans l’office divin (les « heures »). Cet office divin est, actuellement,
entièrement monastique, pour des raisons historiques, qui n’ont rien avoir avec l’Eglise.
Résumons cette histoire en quelques lignes. l’Empire byzantin a connu de grands drames politico-religieux, d’abord, en 1204, avec le Sac de Constantinople par les Croisés francs (nos pères !), qui fut une abomination, suivi de la création d’un Patriarcat latin à Constantinople, qui durera environ 70 ans, ce qui a complètement bouleversé l’Eglise de Constantinople, l’Orthodoxie trouvant refuge au mont Athos. Après ce tragique 13ème siècle, le 14ème siècle fut celui de la montée du grand péril turc musulman, largement facilité par les conquêtes franco-vénitiennes du siècle précédent et l’appauvrissement de ce qui restait de l’Empire byzantin[12]. Le mont Athos, conservatoire de l’Orthodoxie, fut à l’origine du renouveau de l’Eglise orthodoxe, mais en imprimant fortement sa marque monastique, au détriment des aspects paroissiaux. L’un des grands acteurs de ce renouveau fut le patriarche Philothée, ancien moine athonite, qui promulgua une grande réforme liturgique, dont un des aspects importants fut la disparition de l’office « cathédral » (en fait, de l’office paroissial) au bénéfice de l’office monastique. Depuis le milieu du 14ème siècle, le rite byzantin est entièrement monastique, avec deux de ses caractéristiques : la longueur des offices (les moines prient au minimum 8 heures par jour) et leur caractère répétitif. Revenons à la liturgie.
Une des particularités du cycle pascal byzantin est l’utilisation d’un livre liturgique, appelé « Triode », parce que, durant cette période, on ajoute, en semaine, aux « canons » habituels des Matines (Orthros) un canon spécifique à caractère pénitentiel, composé de trois odes (« triode »). On a pris ensuite l’habitude d’appeler cette période liturgique, celle du Triode. En fait, il y en a deux : le triode de Carême, qui comprend aussi le Pré-Carême, et le triode pascal, ou « triode fleuri », qui va de la nuit pascale jusqu’à l’octave de la Pentecôte, et au cours duquel on utilise comme livre liturgique le « Pentecostaire ». L’usage actuel est de dire «le Temps de Pâques[13] » ou « le Pentecostaire », plutôt que « Triode de Pâques ».
Pendant les Matines du Triode du Pré-carême, outre les tropaires du canon triodique, il faut noter les remarquables tropaires pénitentiels qui suivent le Ps 50 [He 51], après l’Evangile, (« Ouvre-moi les portes du repentir… »), ainsi que l’usage de chanter, juste après le Polyéléos[14], le Ps 136 [He 137] (« Sur les bords des fleuves de Babylone… ») sur une mélodie poignante, particulièrement bien adaptée à ce temps liturgique (cet usage a été emprunté pour les vêpres des Gésimes du rite occidental).
Père Noël TANAZACQ
(30-1-2015 ; rev. et augm. en 2016, 2017, 2019, 2020 et 2021)
[1] L’Ascension fut la plus longue à trouver une place dans l’année liturgique, et à sa place historique, probablement parce qu’elle n’avait pas de préfigure dans les fêtes juives, telles que Pâques et Pentecôte : elle était célébrée initialement à Jérusalem le soir de la Pentecôte, ce qui est à l’origine de cet étrange office pénitentiel de la génuflexion le soir de la Pentecôte, dans le rite byzantin actuel, qui en fait concernait l’Ascension.
[2] Les 40 jours du Carême sont probablement d’origine égyptienne, pays de naissance du monachisme chrétien.
[3] La Pâque juive tombe à la 1ère nouvelle lune du Printemps, c’est-à-dire au début du printemps « astronomique » (le 14 nisan). Depuis le 1re concile œcuménique (Nicée, 325), les Chrétiens célèbrent Pâque le dimanche qui suit la Pâque juive. Encore faut-il savoir calculer avec exactitude cette 1ère nouvelle lune…
[4] En fait, il y a eu un extension progressive de la pénitence quadragésimale (carêmique) aux 6e et 7e s., en Occident, sans qu’on puisse dire en quoi consistait le jeûne. Il est probable que ce fut surtout une préparation liturgique. Comme pour le Carême lui-même, l’influence monastique fut prépondérante.
[5] Au fur et à mesure qu’on s’est éloigné de la période « antique », on a pris plus de libertés en matière de création liturgique (les offices admirables de la Théophanie sont du 7e s. [St Sophrone de Jérusalem] et ceux de Pâques du 8ème s. [St Jean Damascène]).
[6] La Quinquagésime fut ajoutée au début du 6e s., la Sexagésime à la fin du 6e s, et la Septuagésime au début du 7e s.
[7] Outre le fait que les prières et les chants occidentaux soient de grande qualité, les restaurateurs (et en premier lieu l’évêque Jean de Saint-Denis) ont emprunté quelques éléments au rite byzantin.
[8] Selon Job Getcha, le Pré-carême ne durait qu’une semaine au 8ème s. et n’aurait trouvé sa structure actuelle qu’au 12ème s. (Le Typikon décrypté, p. 41).
[9] Il faut rappeler que la semaine liturgique orientale commence le lundi et aboutit au dimanche, tandis que la semaine liturgique occidentale commence le dimanche et se termine le samedi. Ces différences, qui sont complémentaires, sont liées à la symbolique du dimanche, qui est simultanément « 1er jour » (cf. Mt 28/1) et « 8ème jour » parce qu’il vient après le sabbat et que Dieu a parachevé son œuvre par la résurrection de Son Fils.
[10] Dernier jour où l’on consomme des produits animaux, à savoir les laitages (lait, beurre, fromage, œufs).
[11] Les Evangiles des dimanches du Carême lui-même n’ont pratiquement aucun rapport avec le Carême, surtout celui du premier dimanche (la rencontre entre le Christ et Nathanaël).
[12] Les Vénitiens et les Gênois, fidèles sujets du pape de Rome, ont détruit -à leur profit- l’économie de ce qui restait de l’Empire byzantin, ce qui pèsera lourd dans la destruction de ce dernier (pas d’argent, pas d’armée…)
[13] L’expression « temps pascal » est purement occidentale.
[14] Le polyéléos [= beaucoup de miséricorde] est composé des Ps 134 et 135, avec les refrains « Alleluia », puis « Car Sa miséricorde est éternelle ». Certains auteurs pensent que le Ps 136 faisait partie du Polyéléos initial, lorsqu’il fut introduit par St Théodore le Stoudite (759-826) à Constantinople.