(Téléchargez la version PDF en cliquant ici)
I– L’évènement « biblique ».
Il s’agit de la conception de la très sainte Vierge Marie par ses parents Joachim et Anne, qui n’est pas rapportée dans l’Evangile. En effet Marie n’y apparaît qu’au moment de l’Annonciation et il n’est rien dit sur son passé, ses origines et son histoire. Si Marie est mentionnée -nécessairement- dans la généalogie du Christ selon St Matthieu[1] (Lc 1/26-38), c’est uniquement par rapport à son « fiancé », Joseph. L’Evangile nous dit seulement qu’Elisabeth est « sa parente », sans plus. Cela tient à la nature même de l’Evangile, qui est l’Evangile « du Christ », centré exclusivement sur Sa personne, Ses oeuvres et Son enseignement[2]. Notre unique source pour connaître la vie de Marie avant l’Annonciation est un apocryphe[3], le Proto-évangile de Jacques [de Jérusalem] (avec son remaniement latin tardif appelé « Pseudo-Matthieu »), corroboré au 2ème siècle par Clément d’Alexandrie et St Justin de Philosophe.
Joachim et Anne sont des justes (de l’Ancienne Alliance), pieux et craignant Dieu, tous deux « de la maison de David » et attendant la venue du Messie. Ils s’aiment d’un grand amour, mais ils sont stériles : or c’était une opprobre en Israël, parce que tout couple juif espérait engendrer le Messie, sinon, du moins, y coopérer[4]. Joachim subit un affront à ce sujet et s’enfuit au désert pour y jeûner pendant 40 jours. Pendant ce temps Anne se lamente, prie et pleure devant le Seigneur, et elle Lui fait le vœu de Lui offrir son enfant, qu’il soit garçon ou fille, s’Il l’exauce. Dieu entend leur cri et envoie à chacun d’eux un ange pour leur annoncer qu’ils vont engendrer. Joachim rentre chez lui, Anne va à sa rencontre et ils s’étreignent[5]. Ils s’aiment et Anne tombe enceinte. Ces deux justes sont remarquables, au moins à deux titres :
– ils s’aiment d’un grand amour conjugal, mais dont Dieu demeure le centre : s’ils sont affligés de ne pas avoir d’enfant, ce n’est pas par rapport à eux-mêmes (en raison d’un « égocentrisme » conjugal), mais par rapport à Dieu, parce qu’ils ne peuvent pas contribuer à la venue du Messie.
– lorsque Dieu leur aura accordé cette grâce, ils vont Lui offrir réellement cette enfant -ce qui signifie la perdre,- et Lui donner ce qu’ils auront de plus précieux, et qu’ils avaient tant attendu. C’était l’objet de la fête que nous venons de célébrer : l’Entrée de la Vierge Marie au Temple (21 novembre).
C’est pour cela que Sts Joachim et Anne sont les patrons des couples chrétiens, dont ils sont le modèle spirituel.
II– La fête liturgique
Quand et comment est apparue cette fête ? Elle est relativement tardive, parce qu’elle n’est pas mentionnée dans l’Evangile, et aussi en raison du caractère même de la conception d’un enfant, qui est un évènement mystérieux, invisible au début, et dont personne ne connaît la date exacte (sauf Dieu…).
Elle est attestée en Orient à la fin du 6ème siècle dans le Typicon de St Sabbas [au S-E de Jérusalem] et placée au 9 décembre (elle restera à cette date dans tout l’Orient). Elle est mentionnée ensuite dans le Synaxaire de Constantinople vers 750 (ce qui est tardif pour une fête chrétienne, et dans la capitale de l’Empire byzantin). Elle se répandra dans tout l’Orient, mais elle ne fait pas partie des 12 fêtes majeures du rite byzantin.
Elle apparaît aussi au 8ème siècle en Occident, dans l’Eglise d’Espagne, dont le rite dit mozarabe (ou wisigothique) est de la famille liturgique du rite des Gaules[6]. Il est probable qu’elle passera en Gaule, par ce canal. Elle apparaît au 11ème siècle en Angleterre, probablement à l’initiative de l’abbé Elsin (du monastère Saint-Augustin de Cantorbéry) à qui la Théotokos était apparue pendant une tempête et lui aurait demandé de créer un office pour cette fête (vers 1067). Elle se répandra dans tout l’Occident au 14ème siècle, mais ne sera introduite à Rome qu’au 15ème siècle.
Notons que les textes liturgiques byzantins (ceux des Vigiles) et du rite des Gaules restauré sont remarquables.
III- L’aspect théologique
La Conception de Marie suscitera au 19ème siècle une controverse théologique qui sépare jusqu’à ce jour l’Eglise orthodoxe et l’Eglise catholique-romaine
Il faut d’abord rappeler que la Vierge Marie, et tout particulièrement sa conception, a toujours suscité dans l’Eglise des opinions divergentes, surtout en Occident pendant le 2ème millénaire, tant le mystère qu’elle est, et celui que l’Esprit-Saint accomplit en elle, est grand et, au fond, incompréhensible pour l’intelligence humaine. Pour citer un seul exemple, au 12ème siècle en Occident, Bernard de Clairvaux (le plus célèbre théologien catholique-romain de cette époque) ne croyait pas à la conception immaculée de Marie, alors que d’autres y croyaient.
Les choses sont restées ainsi jusqu’au 19ème siècle. Mais tout va changer en Occident avec des apparitions de la Mère de Dieu, qui seront nombreuses, et notamment en France. Celles qui nous concernent en la matière se sont passées à Paris, rue du Bac, en 1830. Outre les mises en garde de Marie à Catherine Labouré en juillet (l’annonce de « grands malheurs pour la France » : il s’agira de la Révolution de juillet 1830, qui verra la résurgence de la haine du Christianisme provenant de la Révolution française, et le départ forcé et définitif des Bourbons, les « rois très chrétiens »), lors de la 2ème apparition, en novembre, apparaîtra au-dessus de la Théotokos une inscription : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous, qui avons recours à vous ! »[7]. Quelques années plus tard, le 8 décembre 1854, le pape de Rome Pie IX, qui était un évêque énergique et ombrageux[8], proclamera le dogme romain de « l’Immaculée conception ».
Les apparitions de la Mère de Dieu à Lourdes auront lieu 4 ans plus tard, en 1858, et elles auront un retentissement universel. Marie y dira à Bernadette Soubirous, le 25 mars 1858 : « Je suis l’immaculée conception », parole tellement complexe (qui peut s’interpréter de différentes façons) que le curé de Lourdes giflera la petite voyante qui lui rapportait ces paroles, oubliant apparemment le nouveau dogme romain de1854. Néanmoins, Lourdes semblera confirmer la rue du Bac. Et l’Eglise catholique-romaine fera ensuite de ce dogme une sorte d’étendard, une condition sine qua non de l’appartenance au monde catholique-romain.
Ce dogme n’était pas conforme à la théologie de l’Eglise indivise du 1er millénaire (dont l’Eglise orthodoxe actuelle est l’héritière, sans rupture), basée sur les décisions des 7 conciles œcuméniques, qui n’avaient jamais jugé nécessaire de dogmatiser sur le mystère de la Vierge-Mère divine, Marie, sauf pour ce qui concernait son Fils (Marie proclamée « Mère de Dieu » –Théotokos en grec- au 3ème concile œcuménique -Ephèse en 431- contre les hérétiques nestoriens).
L’Eglise orthodoxe, malgré son peu d’unité extérieure et ses malheurs historiques (l’oppression et la persécution de l’Islam) ne pouvait pas ne rien dire. Elle fit savoir, de diverses façons, son désaccord profond avec le nouveau dogme romain, en affirmant, à juste titre, qu’une modification ou un ajout dans le symbole de foi universel, défini par les 7 conciles œcuméniques, ne pourrait provenir que d’un nouveau concile œcuménique[9].
Il n’est pas possible de résumer en quelques lignes un débat théologique aussi difficile et délicat. Je ne peux que mentionner des pistes de réflexion sur un sujet qui relève du « secret divin » et qui n’a pas de réponse humaine.
La conception de Marie par ses parents Joachim et Anne est, pour l’Eglise orthodoxe (comme pour l’Eglise indivise du premier millénaire), miraculeuse (obtenue par la prière, qui a permis de surmonter les déficiences physiologiques, liées à la chute de l’Homme), mais normale, naturelle (provenant de l’union amoureuse de ses parents, Joachim et Anne). Il est important de remettre d’abord cet évènement dans son contexte biblique et théologique. Si Marie a été conçue « sans péché », cela signifie qu’elle a été créée comme Eve, ce qui est déjà plus compréhensible : en effet, Adam et Eve, nos parents primordiaux ont été créés par Dieu purs et immaculés, sans péché, puisque le péché est une dissemblance à Dieu (donc une non-ressemblance à Lui) et provient d’un ange déchu, Satan. Eve était libre. Si Marie est considérée comme « sans péché », elle est aussi libre, comme l’était Eve. Cela signifie que la difficulté théologique ne se situe pas là.
Mais le nouveau dogme romain s’est inscrit dans un contexte théologique hétérodoxe, fortement marqué, d’une part par le filioquisme (qui, en minimisant la Personne et l’économie de l’Esprit-Saint a introduit le formalisme [10]) et d’autre part par l’augustinisme (Augustin affirmait : la grâce seule agit, sans l’intervention de la volonté humaine) qui a rejeté le dogme orthodoxe de la Synergie –l’union libre des deux volontés, divine et humaine– ce qui est une erreur théologique, car Dieu respecte toujours la liberté humaine : il ne fait pas les questions et les réponses. Dans ce contexte, ce dogme peut donc laisser croire que Marie n’avait pas le choix et était un instrument passif de la volonté divine[11]. Tandis que la théologie orthodoxe affirme : Marie ne pouvait rien sans la grâce, mais la grâce ne pouvait rien sans sa volonté libre.
Résumons les autres arguments orthodoxes :
– si Marie ne descendait pas d’Adam et Eve, comme le dogme romain le laisse entendre (Adam et Eve n’ayant engendré qu’après la chute, toute leur descendance porte le poids du péché originel), elle nous serait étrangère, car nous serions deux humanités différentes, l’une déchue, l’autre déjà sauvée.
– si elle avait été conçue sans péché, Marie aurait été sauvée sans le sacrifice du Christ (avant Sa mort et Sa résurrection). Cela relativiserait la nécessité de l’Incarnation du Verbe pour sauver l’Homme.
– si une personne avait été sauvée ainsi, Dieu pouvait le faire pour d’autres, sinon pour tous
– Marie a connu la mort (la 1ère mort, la mort physique) comme cela est attesté par toute la Tradition. Or, comment aurait-elle pu connaître la mort en étant sans péché, puisque La mort est liée au péché ?
Il est vrai que la liturgie byzantine utilise souvent le terme « immaculée » à propos de Marie, mais pas dans le sens que lui donne l’Eglise catholique-romaine : pour l’Eglise orthodoxe, Marie est immaculée par volonté libre (par liberté de choix, comme le dirait St Maxime le Confesseur) en n’ayant jamais communié au péché originel de ses premiers parents ; elle est le modèle de la synergie, de l’union libre des deux volontés, divine et humaine.
Par ailleurs, la déclaration de Marie à la petite voyante de Lourdes (« Je suis l’immaculée conception ») a été faite un 25 mars, c’est à dire à la fête de l’Annonciation, considérée par la Tradition comme celle de l’Incarnation du Verbe : pour l’Eglise orthodoxe, cette parole a trait à la conception immaculée du Verbe de Dieu en elle. Nous avons dit dans la note 5 que l’icône ses Sts Joachim et Anne était appelée chez les Slaves la « conception d’Anne », c’est-à-dire la conception [de Marie] accomplie par Anne. On peut interpréter ainsi le message de Lourdes : la conception immaculée du Christ accomplie par Marie.
Mais, ce qui vaut pour Lourdes ne vaut pas pour Paris, rue du Bac : je n’ai jamais trouvé un commentaire orthodoxe de la phrase de 1830.
L’évêque Jean de Saint-Denis[12] soulignait que le terme « immaculée » était lié à la virginité de Marie et que ce terme ne devrait jamais être séparé de « mère » (terme qui n’est même pas mentionné dans l’encyclique de Pie IX !), car ce qui est sublime c’est l’antinomie «virginité-maternité » de Marie, qui représente l’accomplissement du dessein de Dieu. Dans ce sens précis, Marie est vraiment la nouvelle Eve. Il estimait aussi que la plus grande erreur de Rome en la matière n’était pas tant dans le contenu lui-même du dogme, que dans le fait d’avoir dogmatisé dans un domaine très délicat, où aucun Père de l’Eglise ne s’était risqué. Car Marie demeure un mystère, un secret divin.
Père Noël TANAZACQ
(8 décembre 2012 ; corr. 6-12-13 et 28-11-18 ; entièrement revu et complété les 6 et 11-12-19) )
[1] Elle n’est même pas mentionnée dans la généalogie selon St Luc : seul Joseph y est mentionné.
[2] Même la Descente du Saint-Esprit et Ses œuvres ne s’y trouvent pas : elles ne sont rapportées que dans les Actes des Apôtres, qu’on appelle parfois l’Evangile du Saint-Esprit, ou « cinquième Evangile ».
[3] Apocryphes : étymologiquement « écrit dessous ». Il s’agit de textes écrits sous le nom d’un personnage célèbre (souvent un Apôtre), ce qui était un procédé classique dans l’Antiquité. Il y en a eu de très nombreux, qui ne furent pas retenus dans le Canon de l’Ecriture. Certains sont de grande valeur (comme le Proto-évangile de Jacques, grâce auquel nous connaissons la vie de la Vierge Marie et ses origines, et d’autres exécrables (hérétiques et même sacrilèges). Le proto-évangile de Jacques a eu un remaniement latin : le pseudo-évangile de Matthieu, qui, souvent, n’apporte pas grand-chose à celui de Jacques.
[4] C’est toujours vrai chez les Juifs : le fait d’engendrer fait partie de la religion juive.
[5] Ce geste magnifique sera inconographié et cette icône de la Conception de Marie (parfois appelée curieusement « conception de Ste Anne ») est très célèbre parce qu’elle est la seule où l’on représente une étreinte amoureuse. Sur les icônes grecques, il est inscrit « aspamos » (= salutation), mais c’est plus qu’une salutation, c’est un embrassement, une étreinte.
[6] En fait on devrait plutôt l’appeler « hispano-romain », comme on dit « gallo-romain » pour l’ancien rite des Gaules.
[7] Marie lui montrera aussi le modèle d’une médaille à faire frapper et diffuser, ce qui sera fait en 1832, et qui est connue sous le nom de « médaille miraculeuse ». Je suis allé plusieurs fois dans ce haut-lieu spirituel : la chapelle ne désemplit jamais. Catherine Labouré sera canonisée par l’Eglise romaine : son corps, qui s’y trouve, est intact, depuis 1876.
[8] Pie IX réussira à imposer le dogme romain de l’infaillibilité pontificale [du pape de Rome] au1er concile du Vatican en 1870, contre l’avis des évêques français et allemands et grâce à la guerre franco-prussienne de1870, en reniant ses engagements et en se comportant d’une façon peu évangélique…
[9] Hélas, la Réponse des Patriarches orthodoxes à l’Encyclique du pape Pie IX aux Chrétiens d’Orient (de janvier 1848), datée de mai 1848 et signée par les Eglises de Constantinople, d’Antioche et de Jérusalem, qui est un monument de théologie et d’ecclésiologie, est antérieure. Mais il est utile de s’y reporter.
[10] C’est le primat de la forme sur l’esprit (qui est évidente dans la théologie sacramentelle romaine) et de la pensée abstraite sur la vie.
[11] Le dogme romain affirme que « Marie a été préservée intacte de toute souillure du péché originel par grâce et une faveur singulière, en vue des mérites de Jésus-Christ». C’est une sorte de privilège. Plus tard, il sera dit « qu’elle est rachetée …en considération des mérites de Son Fils ».
[12] Eugraph Kovalevsky (1905-1970) devenu Evêque Jean de Saint-Denis (1964-1970).