Complément sur la conférence Saint Photius (janv. 2014 )
Un complément sur la conférence du père Tanazacq (été 2013) à propos de la confrérie Saint Photius est disponible :
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La rupture canonique de 1953 entre l’Eglise Orthodoxe de France et le Patriarcat de Moscou ou comment les meurtriers accusent la victime
Je souhaite faire une suite à ma conférence sur la Confrérie Saint-Photius((La Confrérie Saint-Photius (1925-1950) : un mouvement prophétique orthodoxe à la fin du 2ème millénaire (université d’été 2013 de la Métropole roumaine d’Europe occidentale et méridionale) / P. Noël Tanazacq, 2e éd. 2015, 23 p. Consultable en cliquant ici )), qui portera sur la période 1950-1975, mais je n’en ai pas encore eu le temps. Plusieurs personnes m’ont déjà posé la question de la rupture de 1953 entre la jeune Eglise Orthodoxe de France et le Patriarcat de Moscou, et tout récemment encore une fidèle française de Nice. C’est effectivement une question cruciale, non seulement en raison de son importance historique, mais encore parce que les attaques contre le P. Eugraph et l’Orthodoxie occidentale se sont focalisées sur elle, avec un aplomb et une pseudo-certitude qui sont sans fondements. J’ai déjà apporté des réponses précises, mais sans traiter le sujet en tant que tel, dans ma conférence : p. 11 (et note 45), p. 13 (et note 55) et surtout p. 14, note 60, ainsi que dans l’annexe II, entièrement consacrée à la personne d’Eugraph Kovalevsky (p.17-20). Mais, en attendant mieux, je ne veux pas différer la réponse à cette question délicate et cruciale, car l’honnêteté intellectuelle et spirituelle impose de répondre à une calomnie répandue partout depuis 60 ans.
Il est absolument faux de faire porter la responsabilité de la rupture de 1953 avec Moscou au P. Eugraph. En effet, il s’est trouvé dès 1946 en butte à une hostilité affichée de deux personnes qui joueront un grand rôle dans cette histoire et contribueront à détruire, en partie, son œuvre : le P. Lucien Chambault et l’Archimandrite Nicolas Ieremine. Le P. Lucien Chambault, qui était le plus ancien des prêtres de Mgr Winnaert et qui estimait être de droit son successeur, était un homme ignorant((Le P. Chambault était un ancien journaliste, qui ignorait tout de la théologie et de la liturgie et, qui, de plus, souffrait de disgrâces physiques)) et étroit d’esprit, hostile à tout changement par rapport à l’époque Winnaert et jalousait le P. Eugraph par bêtise (cf. l’avis tranché de Vladimir Lossky lors des discussions très difficiles sur la révision de la liturgie romaine utilisée par cette paroisse((Vincent Bourne : Divine contradiction [I], p.158-159)) en 1937 et celui, plus élégant mais non moins sévère, de Maxime Kovalevsky((Maxime Kovalevsky : Orthodoxie et Occident, p. 73.))). L’Archimandrite Nicolas Ieremine était un transfuge de la rue Daru dans le Patriarcat de Moscou, ignorant tout de la Confrérie Saint-Photius((Voir ma conférence p. 13, qui décrit le contexte général après la mort du Métropolite Euloge, en 1946.)), et jalousait le P. Eugraph par ambition ecclésiastique.
Le Patriarche Alexis Ier (successeur du Patriarche Serge, en janvier 1945) prenant conscience de l’hostilité foncière des « vieux russes » et de l’ancien clergé winnaertien vis-à-vis de la jeune Orthodoxie occidentale, avait pris une sage décision en 1952, à savoir de créer deux entités ecclésiales différentes, deux vicariats, un pour les Russes et un pour les Français, et de sacrer deux évêques, Ieremine pour les Russes et Eugraph pour les Français((Cette décision intelligente, à caractère prophétique, allait tout à fait dans le sens de celle qui avait été prise par son prédécesseur, le Patriarche Serge en 1939, qui avait suggéré la création d’une nouvelle communauté française, distincte du reliquat de la paroisse de Mgr Winnaert (« tenue » par le P. Chambault) et bénit la création du Centre missionnaire Saint-Irénée (cf. ma conférence, p. 12). Alexis avait été le bras droit de Serge.)). Chambault et Ieremine, qui haïssaient tous deux le P. Eugraph, se sont alliés et ont organisé une campagne de délation contre lui (70 lettres de calomnies envoyées à Moscou -information provenant du Métropolite Nicolas de Kroutitsy lui-même-), qui a fait échouer le projet, brutalement, à Berlin, où le nouvel Exarque Boris avait convoqué le P. Eugraph pour parler des modalités de son sacre (en septembre 1952).
Puis le P. Eugraph fut démis de toutes ses fonctions par le Patriarche. Les comploteurs avaient réussi à circonvenir le Métropolite Nicolas de Kroutitsy (responsable des affaires extérieures du Patriarcat et jusqu’alors très favorable à l’Orthodoxie occidentale) contre le P. Eugraph. Le Métropolite Nicolas envoya au P. Nicolas Ieremine une lettre accablante contre le P. Eugraph((Probablement inspirée par les P. Ieremine et Chambault.)), datée du 5 juin 1953. Bien qu’elle fut privée et donc à caractère confidentiel, Le P. Ieremine s’empressa de la publier dans la revue officielle du Patriarcat à Paris, le Messager de l’Exarchat en juillet 1953. Elle reprenait toutes les accusations calomnieuses contre le P. Eugraph, qui se trouvaient ainsi portées sur la place publique et « validées » par la hiérarchie : c’était une lettre humiliante, franchement injurieuse, qui constituait un affront personnel ; la publier équivalait à une exécution publique (Divine Contradiction II, p.169-171). Mais, pour une fois, le P. Eugraph, poussé par ses collaborateurs, répondit au Métropolite Nicolas, le 29 septembre 1953, et se défendit, point par point : sa lettre est admirable, digne d’un Père de l’Eglise. Mais elle n’a été publiée que…en 1978 ! (8 ans après sa mort et 25 ans après les évènements ! Divine Contradiction II, p.172-186)((Publiée aussi par Maxime K. in Orthodoxie et Occident, p.150-167. )). Le métropolite Nicolas sera tellement impressionné qu’il enverra un émissaire au P. Eugraph, de Vienne((Vienne était en « zone libre ».)), pour lui demander pardon. Mais c’était trop tard : le P. Eugraph, écoeuré, avait déjà envoyé une lettre de démission au Patriarche et le clergé et les fidèles français avaient rompu avec Moscou.
Les hiérarques du Patriarcat de Moscou (Boris, Nicolas, Alexis) avaient commis une grave erreur : ils avaient pris pour argent comptant les allégations contre le P. Eugraph, sans prendre le temps de les vérifier. Ils avaient réagi « à chaud ». Ils se rendront compte qu’ils ont été trompés((L’envoyé du Métropolite Nicolas de Kroutitsy, le secrétaire du représentant du Patriarche à Vienne, dira au P. Eugraph : « Mgr Nicolas se repent d’avoir cédé aveuglément aux pressions d’une campagne hostile… ». On ne pouvait pas mieux dire…)), mais plusieurs mois après ! C’était trop tard…
L’Archimandrite Ieremine recevra « le salaire du crime » : il sera sacré évêque en 1953 (et seul, puisque le P. Eugraph avait été éliminé) pour le siège de Paris, puis deviendra le nouvel exarque du Patriarcat de Moscou en 1954. Quant au P. Chambault, il continuera à diriger sa toute petite communauté mi-romaine, mi-byzantine, qui disparaîtra avec lui. C’était vraiment le « triomphe du mal ».
Tout le monde connaît les accusations contre le P. Eugraph, répandues dans toutes les publications, mais personne ne parle jamais de sa longue lettre de défense, qui est pourtant un monument théologique. Voilà comment les calomnies courent, décennie après décennie… Comme on le dit dans les ouvrages de spiritualité à propos de Satan et des démons : mentez, il en restera toujours quelque chose.
Pourquoi ces gens-là avaient-ils tant d’hostilité, et même de haine, vis à vis du P. Eugraph ? Je pense y avoir déjà largement répondu dans ma conférence (Annexe II sur Eugraph Kovalevsky, p. 17-20), mais j’ajoute quelques mots de synthèse :
-D’une part, il s’agissait de la résistance de personnes déracinées, exilées, qui confondaient l’Orthodoxie avec leur culture d’origine et leur mère-patrie perdue. On avait affaire à un conservatisme religieux, fondé sur des bases culturelles. L’idée que l’Orthodoxie puisse être universelle –et donc aussi occidentale- et non pas exclusivement orientale, gréco-slave, leur était totalement étrangère : cela n’entrait pas dans leurs catégories mentales. C’est un problème « éternel », qui rappelle le conflit tragique entre le Christ et les Juifs.
– D’autre part, le sens pastoral extraordinaire du P. Eugraph et sa créativité exceptionnelle produisaient beaucoup de fruits : la jeune communauté française se développait donc rapidement, en innovant, alors que les différentes parties de l’émigration (dont la division jouera un rôle très néfaste pour les Français) vivaient repliées sur elles-mêmes, sans esprit missionnaire et sans ouverture sur le monde et la modernité. Cette « réussite » pastorale suscita beaucoup de jalousies.
Dans cette douloureuse affaire, le P. Eugraph a été entièrement victime : c’était un véritable meurtre moral. L’accuser de cette rupture revient à perpétuer ce meurtre. C’est une indignité.
La jeune Eglise orthodoxe française continuera à se développer, mais avec de grandes difficultés, sans instance canonique supérieure, puisque les pourparlers avec la « rue Daru » échouèrent (1953-1954). Le salut ne viendra que de St Jean de Shanghaï et San Francisco, avec lequel le contact se fera miraculeusement -grâce à un ascète russe du Mont Athos- en 1957 : les pourparlers aboutiront en 1959 (réception de la communauté et reconnaissance du rite par le St Synode de l’Eglise Russe Hors-Fronières). C’est à la demande de St Jean que l’adjectif « catholique » sera ajouté au titre de la jeune Eglise, dans une assemblée générale qu’il présida lui-même, le 11 novembre 1960. Il avait compris que le jeune Eglise occidentale pouvait apporter du neuf, alors que les anciennes juridictions étaient prisonnières de leur histoire et de leurs habitudes.
Une autre question m’a été posée : on raconte que le P. Eugraph aurait eu des relations difficiles avec le Métropolite Euloge et même qu’il l’aurait « trompé » ( !). C’est entièrement faux ! Le Métropolite Euloge était très lié à la famille Kovalevsky (ses Mémoires sont illustrées de photos dont beaucoup ont été prises dans le jardin des Kovalevsky à Meudon) et il aimait particulièrement Eugraph, qu’il appelait familièrement « Graphchik ». Même après le schisme eulogien de 1931 (cf. ma conférence p.9-10 et l’Annexe I sur le contexte historique de l’Eglise russe, p. 15-16) Eugraph a gardé de très bons rapports avec le Métropolite Euloge, qui n’était plus son évêque (Eugraph, avec la Confrérie Saint-Photius, était resté fidèle à l’Eglise patriarcale russe). Le Métropolite Euloge rompra toute relation avec la Confrérie Saint-Photius après 1935, à cause de Vladimir Lossky, qui était alors le président de la Confrérie, parce qu’il avait envoyé à Moscou un rapport très ferme contre les théories sophiologiques du P.Boulgakov, qui était le Doyen de l’Institut St Serge. Le Patriarche Serge condamnera les thèses du P. Boulgakov. Le Métroplite Euloge en sera meurtri et rompra ses relations avec la Confrérie Saint-Photius. Eugraph n’y était absolument pour rien (il n’était pas intervenu dans la controverse) ! C’est une pure calomnie.
Père Noël TANAZACQ
(14-1- 2014 ; rev., corr. et augm le 15-5-2015)